Deux ou trois choses que je sais d’elle

J’avais 22 ans, je ne lisais quasiment plus après une enfance et adolescence à dévorer des bandes dessinées et les romans de Bob Morane ou de la bibliothèque verte. Comme le raconte si bien Bukowski dans sa préface à Ask the Dust  (John Fante), où que je regarde, j’avais l’impression que les étagères de la bibliothèque publique se moquaient de moi: la littérature ne me renvoyait aucun écho avec ma propre vie, mes expériences. Je cherchais des amis, mais n’en trouvais aucun, et j’ai fini par laisser tomber. Au fond, ce que je demandais était simple: de la surprise, de la remise en question, de la proximité, du style qui ne se lèche pas les doigts, de l’ironie. Du haut de ma jeunesse et de mon inculture – je n’ai pas été éduqué à lire – je cherchais instinctivement un jaillissement, une étincelle qui mette le feu et me ravage.
Bien sûr, je n’avais pas rencontré les bons. Ils arriveraient, pour sûr.
Je menais depuis trois ans des études poussives à l’université. Études que je me payais tout seul après avoir terminé mon baccalauréat. Mon père était un dur: il avait commencé de travailler à l’âge de 15 ans et voyait dans la fin de ces études intermédiaires qu’il entretenait avec ma mère (je bossais l’été, mais ça c’était pour me payer les vacances), comme une extrême limite au bon sens. Sans doute, n’avait-il pas tout faux… Bref, je suivais des cours de Science po à la fac, j’aimais bien la sociologie, l’écologie politique, alors je lisais les livres de socio et d’éco politique. Bien souvent, je manquais des cours à cause de mes boulots à la con: livreur de pizza, vendeur de détecteurs de faux billets, manutentionnaire… D’étudier me permettait de rencontrer des filles, de faire la bringue et de retarder l’échéance d’un constat désolant : aucun métier ne trouvait grâce à mes yeux. Mais au-delà du métier en lui-même, j’avais l’impression que l’arnaque était de taille, celle d’une société dont le fonctionnement réduisait le rôle de l’individu à une portion congrue au lieu de dégager ses potentialités. Peut-être que les germes de Proudhon ou de Marcuse faisaient grandir en moi la petite graine du refus, je n’en sais rien… (Je raconte tout cela, d’ailleurs, dans trois de mes romans « autobiographiques »: Le Cul entre deux chaises, Banana Spleen (épuisé, mais bientôt réédité), et un livre à venir en 2016: Permis C, tous trois publiés chez BSN Press). Quoi qu’il en soit, au bout du compte, je me suis convaincu que le journalisme serait ma voie. En dernière année de fac, je décroche une formation dans un quotidien local, le but étant de me faire engager par la suite et d’obtenir ma carte du registre professionnel.
Mais j’ai très vite déchanté. Le rédacteur en chef me gardait le soir au bureau pour que je réécrive mes articles. Je tapais sur une Olivetti Lettera 32, mes doigts étaient rouges et gonflés. Et là, j’ai compris comme une révélation, qu’au fond ce que je souhaitais, c’était écrire des histoires et non pas des articles. L’écriture serait ma bouée pour ne pas me sentir inutile à moi-même et au monde, faire de ma vie quelque chose qui me ressemble, ne pas suivre les traces du mode d’emploi développé à mon insu. Alors, bien sûr, entre le moment où j’ai pris cette décision et ma première publication à compte d’éditeur, beaucoup de temps a passé. Orienter sa vie vers l’écriture demande de la patience, de la pugnacité, de l’inconscience et peut-être aussi une légère dose d’arrogance. C’est aussi une forme de lutte et de combat qui va au-delà de l’écriture elle même : écrire équivaut à s’affirmer soi-même, à ne rien lâcher, à ne pas céder aux sirènes d’une vie confortable. Il faut être prêt à rester longtemps en marge et sur la brèche.
Alors, chaque fois que je publie un livre, ma joie est la même. Je ne sais pas ce que signifie d’être blasé. Aujourd’hui, je présente au « Livre sur les Quais » mon dernier roman Derrière les Panneaux, il y a des hommes (Finitude, 2015). L’histoire se déroule sur trois jours, entièrement sur une autoroute… Bouger pour ne pas mourir, comme le requin blanc.
Voilà, il n’y a pas de leçons à donner: seulement écouter, regarder, prendre la vie à bras le corps. Écrire, c’est un peu de liberté gagnée pour soi-même.

Joseph Incardona

Le père de Juliet c’est moi

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

I played Capulet, Juliet’s dad, when I was sixteen in a youth theatre production of Shakespeare’s Romeo and Juliet at the Old Vic Theatre in London. Really, I wanted to be Romeo: we all did; only the Nurse among the girls wanted to be in the play about a Nurse sorting things out instead of the one about Juliet falling in love; we all wanted the attention of being the ones to be loved. We didn’t like Romeo, who played it flaunting himself, and so we liked it when the first night came and all our jealous dreams about him came true. It happened like this: the Inner London Education Authority who organised us to put on the set text for schools had one of those days – like the one in Rosencrantz and Guildenstern Are Dead – when you flip a coin and it keeps coming up Heads: they only booked in girls’ schools. On the opening night we had an audience of a thousand teenage girls screaming their heads off in derision at Romeo trying to get past the line – O sweet Juliet, Thy beauty hath made me effeminate. Well, he was a bit limp, but we didn’t mean for them to tear him apart. He was like a mouse panting in the spotlight under an enormous black cat stretching out its claws from the darkness. Of course, they were only sharing that they all knew about first time nerves ending in impotence – it was part of the sex education we all got out of the play at school – but contempt for a performance not coming up to scratch can be cruel. It started with giggles – which in girls are infectious – and became the roaring sound of a mob starting to enjoy it, ready to pounce and kill anything that moved across the stage if it even opened its mouth. No one wanted to go on – not Capulets, not Montagues – none of the boys, not one of the girls. And seeing it from the audience point of view it must look funny when instead of making an entrance the actors get pushed on to the stage struggling in their costumes. Everyone was getting killed out there. It was blood all over the stage. Until I came on as Juliet’s dad, and grabbed her by the hair, ripped her dress open, and threw her across the room for disobeying me and meeting a boy. I even remembered to glare at Juliet’s mum, daring her to say anything (she didn’t have a line there, so she just turned away). You could hear a pin drop, the silence of Juliet sobbing. And that’s when the penny dropped. The dirty secret about who I was and what was going on for all those girls – I was my dad, jealously guarding the burgeoning sexuality of my teenage sisters against those lurking boys, and they, out there in the dark, were all my daughters, because what was going on in my house was going on in theirs. It was out of the closet, the dirty secret of sexual jealousy and violence between fathers and daughters, made public by the silence that surrounded it – the pin drop, the sobs. Now when I write, that experience of becoming my father to play Capulet informs the way I make characters. And the public silence of 1000 London teenagers has always sounded more thunderingly truthful to me than applause.

Gabriel Gbadamosi

L’Étranger… ne plus se sentir étrangère au monde

Tous les livres que j’ai lus m’ont donné l’envie d’écrire, c’est évident; quel qu’en soit le genre ou l’auteur, l’époque ou l’histoire.... Cependant, en y réfléchissant, j’ai compris que mon envie d’écrire était plutôt née de l’envie d’exprimer, de raconter et de partager. Exprimer des émotions. Partager des pensées et en discuter. Raconter une histoire et entraîner le lecteur avec moi. Jamais je n’aurais pu imaginer écrire un livre comme ceux que j’ai lus ou même un jour être moi-même publiée... Alors que l’envie d’écrire, elle, a toujours été là, simultanément à mes lectures. Parfois, elle les accompagnait, parfois elle s’en détachait. Elle s’est concrétisée quand, un jour, l’une de nos professeurs de français au collège nous a demandé d’écrire une dissertation sur le livre qui nous avait le plus fortement marqué.

Tout est apparu comme une évidence lorsque je me suis rappelé la première phrase de L’Etranger d’Albert Camus: «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.» Albert Camus et l’Etranger. Meursault et sa personnalité. L’existence, l’absurdité de notre condition humaine, de nos émotions et de nos sentiments. Le détachement de Meursault de ce qui me paraît le plus important: l’émotion, le sentiment.
Meursault m’a donné l’envie de prendre le contrepied et d’exprimer la vie, les sentiments et les émotions face à cette existence absurde. Albert Camus a toujours été une source d’inspiration pour moi et c’est la lecture de L’Etranger qui m’a donné l’envie de ne plus être étrangère à moi-même et donc de ressentir, d’exprimer et de partager des émotions par l’écriture. Il s’agit du seul moyen d’expression, selon moi, qui ne permet de ne pas mentir et oblige à relater les choses telles qu’elles sont, bien sûr selon une perception propre à chaque auteur.

Puis vinrent La Chute, Les Justes, L’Homme Révolté, Le Mythe de Sisyphe... La lecture de l’œuvre d’Albert Camus m’a également incitée à vouloir être un témoin de mon époque, de mon temps. Relater, mettre en perspective et interroger, donner un sens à ce qui n’en avait pas, faire comprendre et apprendre.

Écrire un roman policier comme L’Ogre du Salève, essayer de comprendre la naissance du mal et ses origines, en contemplant l’influence du passé de chacun et de l’Histoire sur le présent, était un premier pas...

La première phrase de mon prochain roman est plutôt un questionnement sur les différentes perceptions de la vie et l’importance des croyances que nous pouvons avoir d’un côté ou de l’autre du globe : «KARMA. Cinq lettres en majuscules. Tout n’est qu’une question de Karma. Qui en décide ? Nul ne le sait ; il réside en vos actions, votre cœur, il est autour de vous, en vous.»

Mon prochain roman s’intitule Impasse khmère et se déroulera entre le Cambodge et la Suisse......

Olivia Gerig

Quitter la tribu

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers

Parmi les livres qui m’ont donné l’envie d’écrire, il y a les Vies minuscules (1984) de Pierre Michon mais aussi ceux d’Annie Ernaux, de Thomas Bernhard, de Jean-Marc Lovay et tant d’autres.

Dans ces sillages, Séismes (2013) et Haut Val des loups (2015) voudraient être des récits intimes et impersonnels à la fois, emplis de violence sourde, celle que l’on subit en route vers l’âge d’homme. Mais aussi, éclatant d’un rire libérateur. Je voudrais en peu de mots dire tout un monde qu’un ethnologue mettrait mille pages à expliquer.

Peut-on sans danger être le scribe de sa tribu d’origine ? C’est périlleux: on est trop impliqué, ou trop hors jeu.

Et je n’aurais jamais pu écrire ces livres si je n’étais pas parti, si je n’avais pas quitté ma tribu première. Si je n’avais pas rompu, en quelque sorte, le silence que s’imposent ceux qui y vivent quant à la domination masculine, aux disparités économiques, au clanisme familial, aux normes sexuelles.

Comme Pierre Michon (ou comme Annie Ernaux, Thomas Bernhard, Lovay et tant d’autres) je voudrais écrire pour l’élucidation, et peut-être pour la profanation du sacré indigène, dans un geste profondément politique.

Jérôme Meizoz

De la terre à la lune

Chaque mercredi, un auteur nous dévoile son univers
Lorsque l’on me demande quel est le livre qui a suscité en moi l’envie d'écrire, je réponds sans hésitation : pas un livre, mais un auteur.  Jules Verne.
Voici un homme qui a généreusement nourri mon adolescence. Il lui a apporté le goût du voyage, du dépaysement, de l’aventure, du défi, du refus des conventions, et l’envie de croire à l’impossible.
Aujourd'hui encore, s’il m’arrive de me replonger dans « Vingt mille lieues sous les mers », les premières lignes me font aussitôt l’effet d’une « madeleine » et raniment des heures jubilatoires : « L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrés sur mer avec une « chose énorme », un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine. » L’accroche est parfaite. Comment résister à l’envie de poursuivre, de tourner la page, de dévorer le premier, le deuxième, et tous les chapitres qui suivent ? Il existe un terme anglo-saxon pour qualifier cette attraction qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la langue française un : page-turner, que l’on pourrait traduire par : un « livre-aimant », dans le sens d’aimer ou « qui aimante ». Mr Verne en fut peut-être l’inventeur.
Entre les « Enfants du capitaine Grant », « Michel Strogoff », « Le Tour du monde en quatre-vingts jours » et « De la Terre à la Lune », on n’en finit pas de s’évader, de voguer tel le Nautilus vers des mondes extraordinaires. Le but premier de la lecture n’est-il pas précisément de décrocher du quotidien, d’embarquer pour le rêve et de s’identifier aux héros que l’on croise à travers les pages ?  En tout cas, je suis persuadé que mon goût irrépressible pour les changements de décor me vient de ces romans. L’Égypte, l’Espagne, la Flandre, l’Écosse, le Moyen-Orient, l’Afrique du Sud et j’en passe. J’ai aussi, à ma manière, et avec plus ou moins de bonheur, écumé les mers et les terres, et tenté de vivre ou de faire revivre mes premières joies littéraires. Ai-je eu raison de varier ainsi les lieux et les thèmes, de ne pas m’en tenir à une ligne éditoriale stricte ? Que de fois n’ai-je entendu qu’il est essentiel qu’un écrivain reste sagement dans sa « case », et « fidélise » le lecteur ou la lectrice. On ne passe pas impunément de la biographie au roman, du roman au polar, du polar à l’essai. La pauvre Agatha Christie en sait quelque chose, à qui ses admirateurs n’ont jamais pardonné le moindre écart. Point de salut hors d’Hercule Poirot.
Tant pis, je plaide coupable et réclame Mr. Jules Verne à la barre.
D’ailleurs, je suis un cas désespéré. Pour preuve, mon prochain commence par : « Non, il ne s’agit pas d’un roman. »
On ne se guérit pas.

Gilbert Sinoué