Mathias Enard
20152023Tous les romans de Mathias Enard ont paru chez Actes Sud : La Perfection du tir (2004, prix des Cinq Continents de la francophonie, prix Edmée-de-La- Rochefoucauld), Remonter l’Orénoque (2012), Zone (2008, prix Décembre, Bourse Thyde Monnier SGDL, prix Initiales, prix du Livre Inter…), Parle-leur de bataille, de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens, prix du livre en Poitou-Charentes), Rue des Voleurs, (2012, prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient, prix littéraire de la Porte Dorée, prix du Roman News), Boussole (2015, prix Goncourt), Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs (2020).
Déserter (Actes sud)
Quelque part dans un paysage méditerranéen orageux familier et insaisissable, en marge d’un champ de bataille indéterminé, un soldat inconnu tente de fuir sa propre violence. Le 11 septembre 2001, sur la Havel, aux alentours de Berlin, à bord d’un petit paquebot de croisière, un colloque scientifique fait revivre la figure de Paul Heudeber, mathématicien est-allemand, disparu tragiquement, resté fidèle à son côté du Mur de Berlin, en plein effondrement des idéologies. La guerre, la désertion, l’amour et l’engagement… le nouveau roman de Mathias Enard – vif, bref, suspendu – observe ce que la guerre fait au plus intime de nos vie.
“J’avais entrepris l’écriture de la biographie fictive du mathématicien est-allemand Paul Heudeber depuis quelque temps lorsque la guerre en Ukraine a envahi mes carnets. Le 24 février 2022, le conflit a frappé de plein fouet mes projets. Le roman que j’envisageais ne pouvait plus être le même. La résurrection du discours – nazis, dénazifier – faisait remonter les années 1940 jusqu’à nous. La Russie assumait son impérialisme. Elle brandissait sa violence comme une fierté. Les couleurs des années 1990 (hiver, sang, feu) teintaient de nouveau l’Europe. Les chars soviétiques T72, ces boîtes plates et vertes que nous avions vues dans les champs de maïs abandonnés de Pannonie tirer sur Vukovar, roulaient vers Odessa, et leurs équipages, ces soldats russes de moins de vingt ans, brûlaient vifs trois par trois, prisonniers de leur blindage, lorsqu’un missile Javelin ouvrait leur tank comme on arrache la tête d’un oisillon avec les dents. À travers les arbres, on voyait de nouveau les animaux – les cochons, les chiens – errer jusque sur nos écrans, souvent horriblement mutilés, avant d’être achevés d’un coup de baïonnette. Odessa, l’Alexandrie de la mer Noire, allait subir le sort de Sarajevo.
J’ai compris plus ou moins à ce moment-là, alors que mes angoisses et mes cauchemars devenaient de plus en plus pressants, qu’il fallait que je m’enfonce de nouveau dans mon traumatisme de guerre, mes obsessions ; j’ai imaginé un personnage au creux d’une montagne, au bord de la Méditerranée. Il a un fusil à la main, il vient de quitter la guerre, mais il ne suffit pas de la quitter, il faut s’en défaire. Il va errer dans les territoires de son enfance avant de partir vers le nord pour passer la frontière et quitter le pays.
L’histoire de Paul Heudeber, sa fidélité à l’amour et au socialisme, malgré la déportation et la guerre froide, se prolongeait dans celle du déserteur, elle s’y reflétait, et le soldat perdu envoyait ses vibrations désespérées vers Paul Heudeber et sa fille Irina. Tout se projetait, se reflétait dans les lacs autour de Berlin et dans la recherche de l’espérance” - Mathias Enard
(Photo © Pierre Marquès)
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